« Avec les algorithmes militaires, toute une diversité d’acteurs privés se retrouve impliquée dans des missions publiques, sans que cela fonctionne comme prévu »
Alina Surubaru est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Bordeaux et chercheuse au Centre Émile Durkheim. Ses travaux portent sur les transformations du secteur de l’armement. Elle s’intéresse notamment aux relations contractuelles entre l’État et les industriels de défense, et mène actuellement une enquête au long cours sur le développement des algorithmes de maintenance prédictive du matériel militaire, dans le cadre du programme ANR Predict-Op dont elle assure la coordination.
Vous travaillez depuis longtemps sur les dynamiques économiques et contractuelles du secteur de l’armement. Pourtant, les algorithmes ne faisaient pas partie de vos objets de recherche au départ. Comment les avez-vous rencontrés sur vos terrains ?
Mon objet de recherche, au départ, c’est l’engagement contractuel. Je cherche à comprendre pourquoi un contrat prend une forme plutôt qu’une autre : comment certaines clauses commerciales se stabilisent dans le temps, comment les cahiers des charges structurent les séquences d’activité et organisent les collaborations techniques, ou encore comment on énonce les prix. J’ai eu l’occasion de m’intéresser à différents secteurs d’activité, mais depuis 2014, je travaille de façon approfondie dans le milieu de l’armement, plus précisément sur ce que les militaires appellent le « maintien en condition opérationnelle » (le MCO). Le MCO, c’est tout ce qui permet de faire voler un aéronef. Concrètement, cela va des opérations de maintenance pour vérifier que l’appareil respecte les normes de sécurité, à la gestion des pannes, en passant par l’approvisionnement en pièces et l’ensemble de la logistique.
Au début de mon enquête, j’avais une sorte de fantasme de recherche : celui d’obtenir l’ensemble des contrats d’entretien du Rafale1 depuis sa mise en service pour suivre, sur la durée, l’effet de ces montages juridiques sur le découpage des activités de maintenance. L’idée était, notamment, de comprendre le partage des tâches entre les armées et les industriels, avec l’idée que ces derniers « grignotent » de plus en plus le territoire militaire, dans une logique d’externalisation qui ne dit pas son nom. Évidemment, c’est une méthodologie assez compliquée à mettre en œuvre. Et c’est en avançant dans cette enquête, vers 2018‑2019, que j’ai rencontré la question des algorithmes. Soudain, sur mon terrain, tout le monde se met à parler de « big data », d’outils de maintenance prédictive pour l’entretien des équipements de guerre. On promet de prévoir les pannes, de réduire les coûts, d’optimiser les durées d’immobilisation des appareils grâce à l’analyse de données produites par des capteurs. Des solutions déployées dans le domaine de l’aviation civile sont prises pour modèle, je pense en particulier au système Bluesky développé par Airbus en collaboration avec Palantir, qui permet d’optimiser la maintenance des avions de ligne grâce à l’analyse des signaux (chaleur, vibration…) produits au cours de millions d’heures de vol. Ce type de solution suscite un fort engouement, avec une volonté affirmée de développer des outils similaires… mais souverains. Les discours des hauts gradés sur ces promesses technologiques se multiplient alors. Mais sur le terrain, ce que j’observe, ce sont des problèmes de contractualisation, de partage des données, de responsabilité juridique. Ce décalage entre les ambitions affichées et la réalité a éveillé ma curiosité. C’est là que j’ai décidé de creuser cette nouvelle piste.
Que se passe-t-il concrètement sur le terrain, au moment de votre enquête ? Comment les entreprises de l’armement réagissent-elles face à ces nouvelles attentes autour de la « maintenance prédictive » ?
Ce que j’ai observé, alors, c’est surtout la constitution d’un nouvel écosystème d’acteurs, structuré autour de quelques start-ups spécialisées dans le traitement de données. Ces jeunes entreprises parfois issues du monde académique comme Amiral Technologies par exemple, se confrontent à un environnement très codifié, celui de la commande publique de défense, avec ses temporalités et ses exigences réglementaires2. Dans ce secteur, contractualiser avec le ministère des Armées peut prendre des années, même pour une simple démonstration. C’est un rythme difficilement compatible avec celui d’une jeune entreprise qui doit aller vite pour survivre. Il y a donc un vrai moment de confrontation entre deux mondes, où se met en place un processus de socialisation réciproque, qui prend du temps. Les start-ups apprennent progressivement à comprendre ce qu’attend le ministère des Armées, et à se repérer dans les procédures complexes qui le caractérise ; et à l’inverse, au ministère, il faut découvrir ce que peuvent offrir les outils développés par ces entreprises et s’habituer à leurs modes de travail. C’est aussi une question de rencontre de cultures distinctes, dans le fond : ça peut paraître anecdotique, mais dans le milieu de l’armement, tout le monde a une chemise, une cravate, alors l’idée de venir au travail en basquettes, d’organiser des réunions sur des poufs dans des bureaux ouverts, ça bouscule un peu les ingénieurs de l’armement.
Pendant que ces rencontres se structurent, les grands industriels historiques comme Thales, Dassault ou Safran conservent leur position dominante. Ils maîtrisent les arcanes du Code de la commande publique, ont une légitimité installée, et savent capter ou intégrer ces innovations issues des start-ups, voire les racheter. On l’a vu, par exemple, avec le programme Artemis, confié finalement en 2022 au consortium Athéa (composé par Thales et Atos)3. Parallèlement, les institutions publiques elles-mêmes se lancent dans des expérimentations internes autour des algorithmes, qui se passent souvent de manière dispersée et sans coordination centralisée au moment de mon enquête, entre 2020 et 2023.
Avec les algorithmes militaires, c’est toute une diversité d’acteurs privés qui se retrouve impliquée dans des missions publiques, sans que cela ne fonctionne comme prévu. Et une question revient sans cesse : celle de la souveraineté. Il y a une volonté affichée de développer des solutions « souveraines ». Mais dans les faits, la dépendance reste forte vis-à-vis d’acteurs étrangers. Dans le cas de l’infrastructure, c’est flagrant : le ministère des Armées continue à utiliser les solutions de Microsoft, par exemple. C’est en quelque sorte une phase de tâtonnements, où chacun explore à sa manière, en fonction de ses besoins opérationnels du moment, de ses contacts ou de ses marges de manœuvre, et qui se traduit par une grande diversité de visions, y compris sur des notions fondamentales comme ce qu’est une donnée, ou qui en est le propriétaire.
Justement, s’agissant des données, quel rôle jouent-elles dans le développement des algorithmes de maintenance productive ? De quelles données s’agit-il précisément, et comment sont-elles produites ?
Ce qui frappe d’abord, lorsqu’on s’intéresse aux promesses de maintenance prédictive dans le secteur de la défense, c’est à quel point les données elles-mêmes sont un objet problématique, avant même leur utilisation algorithmique. Avant même de pouvoir les analyser, il faut les produire. Mais alors que certaines start-ups sont habituées à travailler dans d’autres secteurs, comme la logistique, l’énergie, ou l’aéronautique civile, sur des données déjà disponibles, ici, il faut d’abord définir ce que l’on veut mesurer : la température ? les vibrations ? l’intensité d’usage ? Il faut ensuite installer des capteurs adaptés, les maintenir, et surtout attribuer les responsabilités. Ce sont des choix techniques, mais aussi profondément politiques.
Derrière cette question se trouve l’enjeu de la propriété des données, qui reste complexe durant ma période d’enquête. À qui appartiennent les traces numériques produites par un Rafale en vol ? À Dassault, à l’armée de l’Air, à l’État ? Au départ, pour les acteurs, la réponse paraît simple. Mais sur le terrain, elle devient un enjeu de négociations contractuelles, entre acteurs publics et privés, puis une raison de conflit entre différentes composantes du ministère. Chacun avance sa propre définition de ce que constitue une donnée, chacun revendique un droit d’usage ou d’accès, souvent sans qu’aucun cadre clair n’existe. A cela s’ajoute la question du prix de la donnée : le public doit-il vendre l’information aux entreprises ? Finalement, c’est autour de ces données que se cristallisent les tensions majeures liées aux algorithmes, que ce soit en termes de définition des objectifs assignés algorithmes, d’attribution des responsabilités, de valeur économique…
Pour finir, comment s’est concrètement structurée votre enquête ? Travailler sur les algorithmes a-t-il nécessité de changer vos méthodes ou vos habitudes de recherche ?
En effet, je dois confesser qu’au départ, je ne m’intéressais pas du tout à l’IA ni au big data. Ce qui me passionnait, c’était vraiment la question de la maintenance et de sa contractualisation. Mais en creusant ces questions, je me suis retrouvée face à un tout autre univers, celui des algorithmes, et j’ai dû apprendre un nouveau langage. Cela dit, au fond, les algorithmes, c’est un peu comme les contrats. En s’y intéressant, on comprend que ce sont des dispositifs techniques qui organisent l’action, qui encadrent les pratiques, qui rendent possible l’activité et permettent aux acteurs de se coordonner. Donc, je pense qu’on peut les aborder de la même manière qu’on aborde d’autres types d’objets sociologiques, avec les mêmes outils que j’utilise pour étudier les contrats.
Concrètement, j’aurais beaucoup aimé mener une enquête ethnographique au long cours, pouvoir être immergée au sein d’une entreprise productrice pour y observer les activités qui y sont menées. Mais cela n’a pas été possible, et j’ai donc procédé surtout par des entretiens, assez longs, avec plusieurs acteurs du secteur, pour essayer de cartographier les projets en cours, de comprendre la façon dont ils se structurent et les systèmes de représentations qui les accompagnent. J’ai aussi observé ce qui se passait dans les grands salons professionnels, comme le Big Data & AI ou d’autres événements plus ciblés sur la maintenance. Finalement, l’enquête a été plus aboutie du côté des grandes entreprises de l’armement, avec lesquelles j’avais déjà des liens de terrain, alors qu’il a été plus difficile d’entrer dans l’univers des start-ups. Mais cette recherche s’est faite aussi dans un cadre collectif, au sein d’un projet ANR, ce qui nous a permis de couvrir davantage d’espaces. Je pense par exemple aux travaux de thèse de Victor-Manuel Afonso Marques, qui a mené une enquête ethnographique sur les infrastructures de données dans ce secteur, ou à ceux d’Adrien Vuillaumier, qui a fait son terrain de Master au sein d’une start-up spécialisée dans l’IA. Mais il reste encore beaucoup à explorer. C’est un terrain en constante évolution, et il faudra notamment observer les effets de la mise en place de nouvelle Agence de l’intelligence artificielle de défense4, créée récemment…
Pour aller plus loin :
- L’article d’Alina Surubaru « Les données numériques, le nouveau nerf de la guerre ? » ⤤ paru en 2024 dans la revue Réseaux
- Le carnet hypothèses de l’ANR Prédict Op ⤤
Dans la bibliothèque d’Alina :
- Le chapitre de Michel Callon, « La formulation marchande des biens » ⤤ , paru en 2013 dans l’ouvrage Évaluer et valoriser : Une sociologie économique de la mesure.
- Le chapitre « La fabrique des données ouvertes » ⤤ de l’ouvrage d’Antoine Courmont “Quand la donnée arrive en ville Open data et gouvernance urbaine” paru en 2021 aux Presses universitaires de Grenoble.
- Le livre de Daniel Neyland, The Everyday Life of an Algorithm ⤤ , paru en 2019 chez Palgrave
- L’article de Charles Thibout, « Les GAFAM et l’État : réflexion sur la place des grandes entreprises technologiques dans le champ du pouvoir » ⤤ , paru en 2022 dans la Revue internationale et stratégique.
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Le Rafale est un avion de combat conçu par Dassault Aviation pour les forces aériennes et navales françaises. ↩︎
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La commande publique de défense (ou marchés publics de défense et de sécurité) désigne l’ensemble des contrats passés par les autorités publiques pour répondre à des besoins liés à la défense nationale, à la sécurité intérieure ou à la sécurité extérieure de l’État. Il s’agit d’un marché étroitement régulé. ↩︎
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Le programme Artemis vise à développer une plateforme souveraine de traitement massif de données pour la défense. ↩︎
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L’AMIAD (Agence ministérielle de l’intelligence artificielle de défense) est une structure créée par le ministère des Armées pour coordonner, piloter et accélérer le développement et l’intégration de solutions d’intelligence artificielle dans les systèmes de défense français. ↩︎