« Le recours à un algorithme comme celui d’APB ne fait que masquer une décision politique implicite »

Delphine Raccurt est sociologue. En 2023, elle soutient une thèse à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne consacrée au développement de la plateforme Admission Post-Bac (APB). En remontant aux origines politiques de cet outil, sa recherche éclaire les controverses actuelles autour des algorithmes d’affectation dans l’enseignement supérieur.

Illustration : Better Images of AI, Frontier Models 2 by Hanna Barakat & Archival Images of AI + AIxDESIGN
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Vous débutez votre thèse au moment où Parcoursup, nouvel outil d’affectation dans l’enseignement supérieur, est mis en place. Pourtant, vous choisissez de porter votre attention sur son prédécesseur, Admission Post-Bac (APB). Pourquoi ce choix ?

En effet, j’ai commencé ma thèse en 2017 à un moment de bascule, marqué par une forte attention médiatique autour du lancement de Parcoursup, qui venait transformer les modalités d’affectation des lycéen·nes dans l’enseignement supérieur. Face à l’intensité du débat public, mon premier réflexe a été de prendre un peu recul, en inscrivant ce mouvement dans une perspective historique. Je suis donc repartie dans les années 1980-90, pour retracer la façon dont les technologies sont peu à peu venues outiller la régulation de l’accès à l’université. Parcoursup ne surgit pas de nulle part : il s’inscrit dans un processus ancien d’informatisation des procédures d’affectation, mis en place pour faire face à la massification de l’enseignement supérieur. C’est dans ce cadre que j’ai choisi de travailler sur APB, la plateforme qui a précédé Parcoursup, et dont j’ai reconstitué l’histoire et les logiques de fonctionnement dans ma recherche doctorale.

Pouvez-vous revenir, justement, sur cette histoire ? Qu’est-ce que la plateforme ABP et pourquoi a-t-elle été développée ?

APB, pour « Admission Post-Bac », est une plateforme numérique présentée comme un dossier unique de candidature aux formations de l’enseignement supérieur. Elle permet aux lycéen·nes de consulter l’offre de formation, de formuler des vœux et de candidater en ligne. Mais ce qui en fait un objet particulièrement intéressant, notamment du point de vue de l’ODAP, c’est la présence d’un algorithme chargé d’affecter les candidat·es lorsqu’il y a un déséquilibre entre l’offre et la demande, autrement dit lorsqu’il y a plus de vœux de candidature que de places disponibles. Si la plateforme APB est officiellement lancée en 2009, ses racines remontent bien plus loin. Elle résulte de la convergence de deux dynamiques historiques.

La première naît dans les années 1980, avec la massification de l’accès à l’enseignement supérieur. Face à l’augmentation rapide du nombre de candidat·es et à la diversité croissante de l’offre de formation, les services académiques d’orientation cherchent à mieux organiser les procédures d’admission. À l’époque, l’inscription à l’université se fait encore sur place, en remplissant des dossiers papier à remettre physiquement aux guichets. C’est une procédure a priori très simple, qui correspond au principe fondateur posé par la loi de 1984 sur l’enseignement supérieur, dite loi Savary, qui pose l’absence de sélection à l’entrée à l’université. Mais dans les faits, la saturation des capacités d’accueil crée des files d’attente interminables et pousse certaines universités à adopter des stratégies de régulation implicite – par exemple, en fermant les inscriptions plus tôt ou en ne retenant que les premiers dossiers reçus. Pour faire face à ces dysfonctionnements, plusieurs expérimentations locales sont mises en place, notamment via le Minitel. Certaines donnent naissance à des plateformes plus complètes, comme « Nantes Post-Bac » qui, en 2005, préfigure APB en centralisant les candidatures au sein d’une même interface.

La seconde dynamique vient des filières sélectives, comme les classes préparatoires et les grandes écoles. Dans ces formations, l’État avait déjà mis en place un dispositif baptisé « Admission Prépa », fondé sur un modèle algorithmique d’appariement inspiré du modèle économique des « mariages stables », conçu pour faire correspondre au mieux les préférences croisées des candidat·es et des établissements. Ce modèle, initialement réservé à quelques filières sélectives, sera ensuite étendu et adapté pour devenir le cœur du fonctionnement algorithmique d’APB, généralisé à l’ensemble des formations.

Comment fonctionne précisément ce modèle des « mariages stables » ? Quels sont les critères qui sont pris en compte dans les choix d’affectation d’APB ?

Le cœur du dispositif repose sur un principe simple en apparence : les lycéen·nes formulent une liste de vœux hiérarchisés, que le système traite automatiquement pour leur proposer une affectation. Il s’agit de faire correspondre au mieux les préférences des candidat·es avec les capacités d’accueil des formations. Dans les filières non sélectives, comme les licences générales, les établissements n’étaient pas autorisés à classer les dossiers, et l’algorithme vient donc se substituer aux services d’admission pour opérer un choix. Pour ce faire, il fonctionne en constituant des groupes de priorités successifs, en fonction des seuls critères de tri autorisés par la loi : il va d’abord considérer l’académie de passage du bac, puis le rang du vœu pour le candidat·e. Enfin, lorsque ces deux critères ne suffisent pas à départager les candidat·es, notamment dans les filières dites « en tension » où les places sont limitées, l’algorithme procède à un classement aléatoire, autrement dit à un tirage au sort. Cette solution, de dernier recours, a été mise en place dans des espaces techniques, sans avoir recours à un débat démocratique. En théorie, un « bon » algorithme ne devrait laisser personne sans formation. Mais en pratique, ce résultat n’est jamais atteint.

En effet, l’automatisation ne peut pas résoudre le problème structurel de manque de places à l’université, lié à la massification universitaire… Comment cette question a-t-elle été traitée ?

C’est là que réside le cœur du problème. Le recours à un algorithme comme celui d’APB ne fait que masquer une décision politique implicite : celle de ne pas augmenter les capacités d’accueil dans l’enseignement supérieur, malgré la hausse constante du nombre de bachelier·es. Pendant un temps, APB a permis de gérer cette tension, en distribuant les affectations de manière automatisée. Mais à partir d’un certain point, cette solution technique ne suffit plus.

Dès 2014, la question commence à émerger sur la scène publique. Des président·es d’université tirent la sonnette d’alarme, évoquant non seulement les limites du système APB mais aussi les difficultés budgétaires plus larges du monde universitaire, en lien avec les effets de la loi LRU1. Mais ce n’est véritablement qu’à partir de 2015-2016 que la controverse éclate. Le nombre de formations concernées par le tirage au sort augmente, et la question des « licences en tension » s’impose dans le débat public. Un nombre croissant de lycéen·nes se retrouvent sans affectation, et leurs cas sont médiatisés. Des associations et des syndicats s’emparent du sujet et commencent à recenser les dysfonctionnements. C’est dans ce contexte que le ministère de l’Enseignement supérieur promet de lever le voile sur ce qu’il appelle lui-même « la boîte noire » d’APB. Le code source de l’algorithme est rendu public, mais sa lecture reste inaccessible au plus grand nombre : il est trop technique, et ne répond pas aux attentes de transparence. Cette tentative d’ouverture échoue à calmer les critiques : la controverse déborde pour venir toucher au fond, à la question de la régulation de l’accès à l’université, qui s’en est trouvée repolitisée. Pour le ministère, tant que le débat restait focalisé sur les aspects techniques, il permettait de dépolitiser la question. Mais en pleine campagne présidentielle de 2017, cette stratégie ne tient plus, et le gouvernement cesse de défendre APB. Dans le même temps, une autre solution prend de l’ampleur : celle de la sélection des candidat·es, présentée comme une alternative « plus juste » que le tirage au sort. Beaucoup d’acteurs saisissent l’opportunité de cette controverse technique pour plaider en faveur une affectation fondée sur des critères académiques plutôt qu’aléatoires. C’est toute la question que soulèvent ces algorithmes d’appariement : comment allouer équitablement une ressource rare – ici, une place à l’université – quand la demande dépasse l’offre ? En 2018, la loi change et entérine la possibilité de sélection à l’entrée de l’université. APB est abandonné, et Parcoursup voit officiellement le jour. C’est à la fois la fin d’un dispositif et le basculement dans une nouvelle logique de gestion des flux étudiant·es.

Comment avez-vous procédé, d’un point de vue méthodologique, pour enquêter sur un dispositif non seulement opaque, mais qui n’est plus en service ? Votre enquête a-t-elle changé votre appréhension des dispositifs algorithmiques ?

En commençant cette enquête, je n’avais pas vraiment prévu de travailler sur la question des algorithmes. En tant que jeune doctorante, je m’identifiais davantage à la sociologie de l’action publique, à la sociologie de l’éducation, qu’à une sociologie technique des algorithmes. Mais très vite, en travaillant sur APB, je me suis confrontée au caractère central de l’objet algorithmique. Mon premier réflexe a été d’essayer d’« entrer dans » l’algorithme, de comprendre son fonctionnement en lisant les codes publiés par le ministère. Pourtant, c’est une piste que j’ai rapidement abandonnée : en tant que non-spécialiste, ce travail d’interprétation était non seulement très ardu, mais surtout peu fécond pour saisir les enjeux sociaux et politiques liés à cet outil. Je me suis donc tournée vers d’autres matériaux, notamment documentaires. J’ai analysé des rapports administratifs, des archives, des décisions de justice relatives aux recours engagés par des candidat·es, ainsi que des guides d’orientation à destination des lycéen·nes, qui expliquaient de manière pratique le fonctionnement d’APB. J’ai aussi mené des entretiens avec plusieurs types d’acteurs : les ingénieur·es qui ont conçu l’algorithme, des responsables au sein du ministère, mais aussi – et surtout – des conseillers et conseillères d’orientation. Ces dernier·es m’ont offert des clés de lecture précieuses : confronté·es quotidiennement aux questions des élèves, ils et elles ont dû, souvent dans l’urgence, interpréter et traduire le fonctionnement de la plateforme, voire parfois la contourner.

En réalité, ce qui m’a le plus frappée, c’est que les méthodes qui me rapprochaient le plus de l’algorithme – la lecture du code, les entretiens avec les ingénieur·es – sont finalement celles qui m’ont le moins apporté. Les concepteur·trices avaient un discours très technique, très factuel, et ne proposaient guère de recul critique sur leur propre travail. Je me suis rendu compte que l’analyse politique et sociale des algorithmes s’enrichit quand on regarde au-delà du seul objet technique, quand on enquête, finalement, de façon assez détournée sur les algorithmes. Ce n’est peut-être pas tant dans le code que se joue l’essentiel, mais dans tout ce qui l’entoure : dans les usages, les discours, les cadrages politiques, mais aussi dans les silences. Car dans le cas d’APB, tout se passe comme si la délégation des affectations aux algorithmes avait mis sous silence (pour un temps) cette « histoire » de tension structurelle, pourtant fondatrice et structurante dans les politiques d’accès à l’université. Finalement, la question n’est pas seulement de savoir ce que contient un algorithme, mais de comprendre à quel problème politique il vient répondre. Dans le cas d’APB, cet algorithme a été conçu pour gérer une tension structurelle : le décalage entre un droit formel d’accès à l’université, et des capacités d’accueil qui, elles, restaient limitées. Toute la controverse autour d’APB révèle cela : ce n’est pas l’outil en lui-même qui est en cause, mais le fait qu’il venait trancher, de manière automatisée, là où aucun choix politique clair n’avait été fait.

Pour aller plus loin :

Dans la bibliothèque de Delphine :


  1. Loi du 10 août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités, octroyant l’autonomie budgétaire aux universités ↩︎